Quelles que soient leurs formes, les flûtes ont la part belle dans de nombreuses musiques d’Afrique. Tour d’horizon, avec escale chez celles et ceux qui les ont rendues célèbres hier, ou les mettent à l’honneur aujourd’hui.
N’dehou
Disparu en 2001, le Camerounais Francis Bebey a débuté une carrière de journaliste radio et de diplomate avant de dédier le reste de sa vie à la musique, tutoyant le succès dans les années 70 avec des chansons humoristiques telles que « La Condition Masculine ». Fils d’un pasteur de Douala, Francis Bebey grandit avec les répertoires de Bach et Beethoven, la guitare classique, le jazz auquel il initie Manu Dibango mais aussi le chant de la pluie, la sanza — son instrument de prédilection — et la musique des Pygmées que son père lui défendait d’écouter. Des Pygmées pourtant, Francis Bebey apprend le n’dehou, une flûte de poche en bambou jouée en questions-réponses improvisées avec la voix du musicien qui émet des sons aigus. « Ce n’est pas parce qu’ils vivent dans la forêt que ce sont des sauvages, disait-il, au contraire, il s’agit d’un peuple très intelligent. Ils sont les inventeurs d’une technique musicale fabuleuse consistant à avoir une conversation avec leur propre instrument. »
Mû par un puissant désir d’expérimentation, Francis Bebey explore alors les vastes potentialités des sonorités synthétiques, produisant une fusion inouïe de musique traditionnelle et électronique, compilée après sa mort dans les excellents African Electronic Music 1975-1982 et Psychedelic Sanza 1982-1984 par Born Bad Records. À l’image de morceaux comme « Bissau » ou « Sunny Crypt », Francis Bebey a toujours chéri le n’dehou et le patrimoine pygmée, à l’honneur, peut-être un peu plus qu’ailleurs, dans le disque Pygmy Love Song en 1982. Dans les pas de son père passeur de son, Patrick Bebey a repris le flambeau, allant même jusqu’à jouer de la flûte pygmée sur « Everything Now », tube planétaire d’Arcade Fire en 2017.
Sodina
À Madagascar, le grand maître de la sodina s’appelle Philibert Rabezaoza aka Rakoto Frah ! Initié dès son plus jeune âge à la flûte malgache, qui se joue traditionnellement avec la cithare vahila, le tambour amponga et le luth kabôsy dans le hiragasy, le musicien-luthier anime les fêtes et rituels de l’ethnie Merina, avant de monter le groupe Feo-Gasy avec Erick Manana puis d’enregistrer plusieurs disques, dont Flute Master of Madagascar en 1988 et Souffle de Vie en 1998. Ornette Coleman disait de lui qu’il possédait un des plus beaux phrasés du monde, un jeu élégant apprécié par Paul Simon, Manu Dibango ou Ladysmith Black Mambazo avec lesquels il tournera longtemps, offrant horizon et lettres de noblesse à cet instrument des hauts plateaux.
Malgré sa popularité — effigie des billets de 1000 francs malgaches, c’est lui qu’on choisit pour accueillir de Gaulle sur l’île en 1958 — Rakoto Frah a pris soin de transmettre son art aux plus jeunes, leur enseignant « l’oreille et le souffle pour enchanter la sodina, ce petit bout de bambou, de métal ou de PVC, à six trous sans bec ni embouchure », selon Camille Marchand, réalisatrice d’un très beau documentaire à ce sujet. Parmi ses élèves, le saxophoniste Nicolas Vatomanga qui, formé à la bonne école de Tony Rabeson, insuffle à sa sodina attaques free jazz et inflexions orientales, tout en perpétuant « la grande chaleur et la profonde sagesse véhiculée par les maîtres de cette tradition ».
Tambin
« Le son de la flûte peule est tellement envoûtant… Telle l’eau qui calme la soif, elle est aussi une parole qui apaise, qui éveille : c’est une âme bienveillante. Entre la flûte et moi, c’est une relation d’amour », affirme Dramane Dembélé qui, comme son confrère burkinabé Simon Winsé, nourrit depuis Paris l’héritage des grands maîtres du tambin. Originaire des hauts plateaux du nord de la Guinée, le Fouta-Djalon, Mohamed Saïdou Sow est l’un d’entre eux et s’il n’est pas berger — joueurs du tambin par excellence — il est bien peul et musicien-luthier détenteur des secrets d’une longue tradition de maîtres flûtistes.
À l’ancestral pur et dur, d’autres virtuoses comme Aly Wagué ont préféré des allées et venues dans l’espace mandingue, offrant son souffle à un large éventail de légendes telles que Mory Kanté, Baaba Maal, Dee Dee Bridgewater, Sixun ou encore au claviériste malien Cheick Tidiane Seck, lorsque ce dernier enregistra Sarala en 1995 avec le jazzman américain Hank Jones. Dans « Tounia Kanibala » notamment, la flûte peule dévoile son jeu : Aly Wagué mêle sa voix au souffle de l’instrument au gré d’une improvisation des plus fougueuses. Parmi les jazzmen fous d’Afrique, plusieurs adopteront le tambin, à l’image d’Eric Dolphy, Don Cherry ou encore des flûtistes Buddy Collette et James Newton, ouvrant durablement le jazz américain à d’autres horizons.
Gasba
Avant de devenir la reine mère incontestée du raï, Cheikha Rimitti se produit dans les cafés et cabarets de l’underground algérien dans les années 40, chantant sans fard l’amour, le plaisir, la misère et l’ivresse de sa voix rauque. Nourrie au chant rural, Cheikha Rimitti sera toujours accompagnée par l’ancestral tambour guellal et Cheikh Ould Ennems à la gasba, la longue flûte en roseau des Berbères, dont elle connaît par cœur les inflexions depuis son enfance au plus près des traditions bédouines.
Complice des chants populaires du mêlhun, la gasba peut mener à la transe en se nourrissant d’un souffle continu dans les cérémonies religieuses, à la transe électronique aussi, telle qu’on la retrouve notamment chez la productrice marocaine ڭليثر Glitter٥٥, Sofiane Saïdi & Mazalda, Acid Arab, chez Brian Eno dans l’excellent « New Feet » et, plus surprenant encore, dans des compositions de Béla Bartók, pionnier hongrois de l’ethnomusicologie. Si tous aiment sampler, inviter en live ou étudier le timbre souple et mystérieux de la gasba, d’autres encore tentent de la réhabiliter : c’est le cas du musicien tunisien Nidhal Yahyaoui qui, en 2007, entreprend une vaste collecte in situ de chants et musiques traditionnels de la région montagneuse de Bargou, « la région des outkast, des pauvres », dit-il. Formant avec Ammar 808 le groupe Bargou08, ce « front de musique populaire » publie Targ (Glitterbeat) dix ans plus tard : claviers Moog, basse et batterie croisant le beat avec luth loutar, bendir, hautbois zokra et flûte gasba. Le but ? « Que les gens redeviennent fiers de leur région », selon Sofyann Ben Youssef.
Nay
Si le nay apparaît sur des peintures funéraires en Égypte Antique, le poète mystique Djalâl ad-Dîn Rûmî demeure bien le grand totem de cette flûte oblique dont il louait, au 13e siècle déjà, la nature transcendantale et l’infinie nostalgie dans de nombreux poèmes. Après lui, l’ordre soufi des Mevlevis pratiquera le samā, concert spirituel où les derviches tourneurs exécutent leurs danses mystiques au son du nay, du tambourin daf et du luth tanbur, à la recherche d’une union divine. « Rûmî est à l’origine d’une mythologie sacrée du nay. Pour lui c’est le son de l’âme, ce qu’il y a de plus proche de la voix de Dieu. Le son du nay est plus sauvage, primitif et naturel que celui de la flûte. Quand tu en joues, tu es le vent dans le roseau, c’est magnifique », confie Naïssam Jalal.
Née à Paris de parents syriens, la musicienne grandit dans un grand bain de culture(s) et la flûte, dont elle aime la posture et le souffle immémoriels — « regarde Krishna, il ne joue pas du tambour », la pousse à prendre des chemins initiatiques. « Ma relation avec le nay, c’est celle d’une enfant d’immigré avec ses racines, c’est l’instrument de mes ancêtres » qu’elle part étudier au Grand Institut de Musique Arabe de Damas à 19 ans et qu’elle sublime aujourd’hui dans certaines de ses compositions, nourries au jazz spirituel et à l’indignation. Invité régulier de la chanson traditionnelle comme de la musique instrumentale savante, souvent dans l’ombre du oud et du violon, le nay s’affiche aussi dans les orchestres, aux côtés de la grande Oum Kalthoum notamment. « Contrairement au kawala égyptien, plutôt paysan, le nay a une certaine noblesse, c’est l’instrument de l’élite », explique encore Naïssam Jalal. « Pourtant, en Syrie et en Palestine par exemple, avant que les claviers ne remplacent les vrais nayatis (joueurs de nay, NDLR), le nay se jouait aussi dans des contextes super festifs, les mariages notamment. Le nay, c’est vraiment le trait d’union du monde arabe. »
Washint
En 2018, l’Éthiopie perdait l’un des plus éminents joueurs de washint, Melaku Gelaw, suivi de près par Yohannes Afework qui disparaissait l’année suivante. Les deux maîtres de la flûte éthiopienne, traditionnellement jouée solo par les bergers des hauts plateaux d’Abyssinie, ont fait l’âge d’or de ses mélismes pentatoniques au sein de l’Orchestre d’Éthiopie dans les années 60 — auquel les Éthiopiques de Francis Falceto consacrent leur 23e volume. Des hommes de leur temps qui n’ont pas hésité pourtant à s’abandonner à la fièvre soul, funk ou rock du Swinging Addis en prêtant leur souffle à Alèmayèhu Eshèté, Tlahoun Gèssèssè ou encore Mulatu Astatke qui, bien plus tard, emmènera le washint de Yohannes Afework vers un jazz bop, latin et coltranien dans Sketches Of Ethiopia en 2013.
Après la dictature du Derg, sa chute, puis la redécouverte de ce tourbillon de grooves à la fin des années 90, des musiciens de tous horizons se chargent aujourd’hui de donner une seconde vie à ces rythmes hypnotiques, et parfois à leurs créateurs. C’est le cas en France d’Arat Kilo, mais aussi d’Akalé Wubé qui fait la part belle aux instruments traditionnels, dont le washint dans “Addis Ababa Bete”, tandis qu’en Éthiopie les choses prennent une tournure électronique. Producteurs et chefs de file de l’Ethiopiyawi Electronic, Mikael Seifu et Endeguena Mulu (aka Ethiopian Records) marient sonorités folk traditionnelles et beat UK garage, house ou post-dubstep, samplant les instruments des azmaris (bardes traditionnels qui se produisent encore, en ville, dans les cabarets) pour en faire des beats à danser dans les clubs underground d’Addis Abeba — la version live band, vue au Festival Banlieues Bleues avec Ermias Nadew au washint, vaut-elle aussi le détour.
Toutoun’bambou
Politique, résistant, identitaire et créole, le gwo ka en Guadeloupe est, dans l’âme, ce que le maloya est à la Réunion et dans les deux cas, c’est leur africanité, leur lien avec l’esclavage, qui leur a été bien souvent reproché par la bonne société assimilée. Si le gwo ka porte le nom du tambour qui marque les sept rythmes de son pouls, la flûte en bambou qui l’accompagne, que certains disent héritée de la flûte peule, compte aussi parmi ses ingrédients de base. C’est ainsi qu’on la retrouve aussi, boisée ou traversière, dans les mutations modernes du gwo ka, révolutionnaire chez Gwakasonné, couleur fusion avec Olivier Vamur du groupe Horizon, démultipliée chez Magic Malik ou encore trait d’union chez Kimbol où la flûtiste Célia Wa — aujourd’hui superbe en solo dans « Adan on dot soley » — fait ses armes sous la direction du batteur-tambouyé (joueur de tambour, NDLR) Sonny Troupé. Les deux artistes se retrouveront plus tard dans Expéka Trio avec la rappeuse Casey pour donner une voix, entre rap, soul et gwo ka, aux souffrances de la société antillaise.
Ardent défenseur du patrimoine musical martiniquais, du chouval bwa en particulier (musique qui accompagne traditionnellement les manèges de chevaux de bois actionnés à force d’hommes), Dédé Saint-Prix ne cache pas non plus son amour pour la flûte en bambou qu’il manie depuis les années 60 pour adoucir ses grondements militants. D’une île à l’autre en effet, la flûte en bambou balade son « souffle de vie » selon l’expression de Max Cilla, père de la flûte des Mornes, ces montagnes escarpées où les Neg’Marrons trouvaient refuge après avoir fui les plantations. Après quelques années à Paris, Max Cilla a choisi de rentrer au pays pour y fabriquer ses « toutoun’bambou », alors jouée par les anciens dans les campagnes, presqu’oubliée. S’il prend soin de transmettre ce patrimoine sur l’impulsion d’Aimé Césaire (à Eugène Mona notamment, poète créole et flûtiste des Mornes lui aussi), Max Cilla canalise aussi une « musique traditionnelle contemporaine » gravée sur La Flûte des Mornes, en deux volumes porteurs de l’âme comme de la mémoire de son île, et repères cardinaux pour Antillais en quête d’identité. Né de parents martiniquais, Christophe Chassol empruntera lui aussi le chemin du retour pour concevoir Big Sun (2015/Tricatel), une « odyssée de l’espace antillais » où l’on retrouve, parmi les oiseaux et les conques collectées au fil de son road-trip, la flûte de Mario Masse sur deux des plus belles pièces du disque.